Jacques Demy sur Netflix: « À l’opposé des réalisateurs de la Nouvelle Vague, son cinéma est beaucoup plus tourné vers des expériences minoritaires ».
Il a écrit un jour dans Têtu: « Donnez-moi les commandes d’une chaîne de télé et je passerai du Demy toute la journée ». Netflix vient d’exaucer le rêve de Christophe Martet, actuellement directeur de la rédaction de Komitid.fr, en mettant aujourd’hui 15 mai à disposition une grande partie des films de Jacques Demy. L’occasion de voir et/ou revoir les grands classiques du cinéaste disparu en 1990, comme Les parapluies de Cherbourg (photo), Les demoiselles de Rochefort, Peau d’Âne, mais aussi des long-métrages un peu moins connus comme Une chambre en ville ou La baie des anges. Il manquera en revanche Lady Oscar, Model Shop ou Trois places pour le 26… Christophe Martet nous explique l’importance de l’oeuvre de Jacques Demy et nous parle de la sensibilité gay qui qui la traverse de bout en bout.
HORNET: ll n’y a pas ou peu d’homosexuels dans les films de Demy et pourtant il semble y avoir une sensibilité gay qui parcourt toute son œuvre. Comment s’exprime-t-elle selon toi?
Christophe Martet: C’est vrai que dans le cinéma de Demy, l’homosexualité ne sera abordée que très tardivement. Dans le film Parking, pas un de ses meilleurs, le héros, un Orphée moderne, est amoureux à la fois des hommes et des femmes. Cependant, dans tous les films de Demy, la « sensibilité gay » ou je dirais une attirance pour la marge est forte. Un de ses premiers films est l’adaptation d’un texte de Jean Cocteau, « Le Bel indifférent ». Il existe aussi ces figures récurrentes comme celle du marin. Demy a également été très marqué par les comédies musicales américaines, réalisées souvent par des cinéastes gays comme Vicente Minnelli ou George Cukor.
Dans Les Demoiselles de Rochefort, les forains qui dansent prônent l’amour libre. Certains personnages de femmes pourraient être des gays, je pense ainsi à Jeanne Moreau dans La Baie des Anges mais aussi à Dominique Sanda dans Une chambre en ville. Des femmes indépendantes et libres, faussement frivoles, souvent en représentation, parfois presque camp. Sur ce dernier film, une anecdote : dans une interview aux Cahiers du cinéma, Serge Daney demande à Demy de lui parler de la chambre du fils (décédé) qu’on ne voit jamais dans le film et qui est selon le critique la chambre du cinéaste. Demy explique alors que c’est assez juste et que dans le scénario original, il avait fait du personnage du fils un homosexuel. Par ailleurs, plusieurs films de Jacques Demy questionnent le genre : je pense en particulier à Lady Oscar mais aussi à Peau d’Âne. Il faut absolument revoir ces deux films car il contiennent quelques perles gays. Notamment dans Peau d’Âne lorsqu’un des messagers du Roi annonce que les jeunes filles – « et les jeunes filles seulement » – pourront essayer la bague trouvée par le Prince. Ce film est aussi très caractéristique d’une esthétique gay influencée par Cocteau et qu’on peut retrouver aussi chez les artistes Pierre et Gilles. Lady Oscar, elle, a été élevée comme un garçon et cela donne lieu à des nombreuses scènes sur la confusion des genres. Dans l’Evenement le plus important, avec Deneuve et Mastroianni, c’est l’homme qui est enceint ! Il fallait oser dans les années 70. Demy en profite d’ailleurs pour faire la critique du machisme et de la société patriarcale. Son cinéma flirte aussi avec les interdits. Par deux fois, le thème de l’inceste est abordé dans son cinéma, je laisse à chacun de découvrir dans quel film ce thème est présent pour ne pas spoiler. À l’opposé des réalisateurs de la Nouvelle Vague, son cinéma est beaucoup plus tourné vers des expériences minoritaires. Enfin, Demy a tourné avec des icônes, notamment Danielle Darrieux et Catherine Deneuve, deux actrices qui ont fasciné des générations de cinéastes gays.
Quelles sont ses films les plus incontournables ?
CM: Quand on est un grand admirateur du cinéma de Demy, tous les films comptent. Tout d’abord pour une raison très simple : plusieurs films se répondent voire sont des suites de films précédents. Et c’est toujours un immense plaisir de trouver des indices, des signes que les non avertis ne connaissent pas forcément. Ainsi Model Shop est-il « la suite » de Lola, quelques années après. Dans Les Demoiselles de Rochefort, on évoque Lola. Bien sûr, il y a les plus connus comme Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort, ou Peau d’Âne. Mais il faudrait aussi voir Lady Oscar, Une chambre en ville, et même Le Joueur de flûte, inspiré d’un conte pour enfants lui aussi, mais un film très sombre. Après avoir vu les films de Demy, je recommande aussi la lecture d’un essai formidable, celui de l’autrice américaine Anne Duggan, Enchantements désenchantés, Les contes queer de Jacques Demy (lire l’article sur Yagg)
Au moment de sa mort en 1990, les films de Jacques Demy étaient considérés comme passés de mode. Comment expliquer qu’ils soient à nouveau au goût du jour depuis quelques années?
CM: Le public, et une partie de la critique, avait de Demy cette image colorée et enchantée de ses films musicaux. Il a portant souvent abordé les questions de genre et de classes, même si on ne pouvait pas le cataloguer comme un cinéaste militant. Mais sa critique de la guerre, de la place faite aux femmes, la question sociale sont des thèmes récurrents dans son cinéma. Il a toujours été adulé par ses fans mais un peu méprisé par une partie de la critique, sans doute parce que sa sensibilité était plus queer que bon nombre de cinéastes de sa génération ! Aujourd’hui, ces films, dont beaucoup ont été tournés en province, offrent une image parfois plus réaliste que certains films de la même époque et sont pour cela passionnants. De plus, à l’instar d’Anne Duggan, beaucoup aiment regarder son cinéma sous l’angle queer. Ce qui donne la possibilité de re(découvrir) des oeuvres riches et plus complexes qu’elles n’en ont l’air.
Qui sont les meilleurs héritiers de Demy aujourd’hui selon toi?
CM: Nombreux sont les cinéastes qui ont revendiqué une filiation avec Demy. Mais aucun après lui n’a eu l’audace de faire des films entièrement chantés comme le sont Les Parapluies de Cherbourg et Une chambre en ville. Bien sûr, je pense au couple de cinéastes gays Jacques Martineau et Olivier Ducastel, dont Jeanne et le garçon formidable, est une comédie musicale sur le sida, directement inspiré des films de Demy. Le premier film de Christophe Honoré s’appelle 17 fois Cécile Cassard (c’est le prénom du personnage interprétée par Anouk Aimé dans Lola et le nom du personnage masculin principal). Une cinéaste comme Céline Sciamma est selon moi une héritière, en ce qu’elle propose un cinéma assez radical et décalé par rapport à une certaine production française. Elle creuse son indépendance, comme Demy avant elle. Céline Sciamma explique d’ailleurs dans une interview que Les Parapluies de Cherbourg est un film très important pour elle car ce film l’a « éduquée », à la mise en scène et au metteur en scène. J’adorerais que Céline Sciamma, que j’admire intensément, réalise une comédie musicale… queer et féministe !